Par Rémi Villeneuve, FICA, FSA
La pandémie que l’on vient de traverser nous a rappelé l’importance de maintenir une souveraineté alimentaire robuste dans notre pays, nos provinces et même nos régions. La capacité de produire une alimentation de base sur son territoire requiert cependant une industrie agroalimentaire résiliente et diversifiée. Peu de gens réalisent qu’un des outils les plus efficaces pour assurer cette souveraineté alimentaire et qui permet à nos agriculteurs d’affronter les aléas climatiques, tout en maintenant la viabilité financière de leur entreprise agricole, est le programme d’assurance-récolte.
Aussi connu sous le nom Agri-protection, l’assurance-récolte au Canada est un programme fédéral-provincial qui permet aux producteurs d’assurer leur production agricole prévue. Il est important de préciser d’entrée de jeu que l’assurance-récolte n’est pas un produit d’assurance assujetti aux lois sur les assurances; il s’agit plutôt d’un programme gouvernemental qui a les mêmes caractéristiques qu’un produit d’assurance.
Administration et financement
L’agriculture est un champ de juridiction partagée entre les gouvernements fédéral et provinciaux selon la constitution canadienne, donc chaque palier de gouvernement a un rôle précis à jouer dans le bon fonctionnement du programme.
Les gouvernements provinciaux, par l’entremise de sociétés d’État dans huit provinces sur 10[1], offrent les services de proximité du programme, de la souscription à l’indemnisation. Ils veillent également au calcul de la production assurée, donc de la production prévue après l’application d’une franchise, et de la prime d’assurance, lesquelles sont établies selon des méthodologies actuarielles certifiées.
Les changements apportés au programme de chacune des provinces sont le résultat des discussions et négociations entre les associations de producteurs et l’administrateur provincial du programme. De plus, les gouvernements provinciaux subventionnent 24 % de la prime pure et 40 % des frais d’administration et couvrent, partiellement ou totalement, les déficits annuels lorsque les indemnités versées sont supérieures aux fonds d’assurance.
« Mandaté par le gouvernement fédéral, le ministère d’Agriculture et Agroalimentaire Canada subventionne 36 % de la prime pure et 60 % des frais d’administration. »
Il s’assure également que les programmes d’assurance sont suffisamment capitalisés et offrent des couvertures d’assurance selon les capacités de production des producteurs en établissant des lignes directrices strictes sur la tarification, les rendements prévus et l’autonomie financière des programmes.
De plus, le gouvernement fédéral conseille les administrateurs sur les prix auxquels les produits agricoles pourraient être assurés et finance partiellement les déficits des programmes pour les provinces qui le désirent par l’entremise d’un programme fédéral-provincial de réassurance.
Malgré leurs rôles différents, les deux paliers de gouvernement partagent le même objectif ultime : maximiser l’adhésion au programme d’assurance-récolte pour soutenir la viabilité financière de l’industrie et minimiser le besoin d’une intervention gouvernementale ponctuelle lors d’une catastrophe naturelle. Intervention qui serait nécessaire dans le cas où la couverture d’assurance, ou la participation au programme, serait insuffisante.
Adhésion au programme
Trois caractéristiques essentielles favorisent l’adhésion au programme d’assurance-récolte :
- Abordabilité : Certains secteurs agricoles ont des marges bénéficiaires minces et l’assurance agricole, si elle n’était pas subventionnée, prendrait une part importante de ces marges. Puisque les producteurs ne financent que 40 % de la prime pure, l’assurance-récolte s’impose donc comme un outil de gestion de risque rentable, voire même comme un investissement. À l’instar de la majorité des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques, le Canada a vu le taux de participation de son programme d’assurance-récolte augmenter sensiblement avec le taux de subvention, pour atteindre maintenant une adhésion qui frôle les 75 %.
- Intervention rapide : Le programme doit intervenir le plus tôt possible dès que les producteurs en ont besoin. En couvrant les pertes de production, l’indemnisation a lieu pratiquement dès que la perte est constatée aux champs et au moment où la production agricole serait vendue. L’indemnisation vient donc en partie remplacer le produit de la vente au moment de la récolte.
- Concordance entre production et capacité de produire : Cette caractéristique est de loin la plus importante. Pour maintenir le sentiment de confiance envers le programme, le producteur doit avoir la conviction que la production prévue qui lui est assignée correspond à sa production agricole prévue, et ce, sous des conditions climatiques normales. C’est là où se situe justement le plus grand défi du programme : évaluer de façon précise, mais tout de même légèrement conservatrice, le rendement prévu.
Enjeux de couverture d’assurance
Certains pourraient croire que déterminer le rendement prévu revient à calculer la moyenne simple des rendements historiques observés, mais plusieurs enjeux seraient rapidement soulevés avec une telle approche :
- Un historique de plusieurs années apportera de la stabilité au rendement prévu et à la couverture d’assurance, mais prendrait beaucoup de temps à reconnaître les nouvelles pratiques culturales. L’avènement de plantes plus résistantes aux sécheresses ou l’utilisation optimale d’engrais ont permis d’augmenter sensiblement les rendements agricoles ces dernières années.
À l’inverse, un historique de rendement plus court permettrait de reconnaître rapidement les rendements exceptionnels, mais amènerait du même coup beaucoup de variabilité à la couverture d’assurance. Cela serait contre-intuitif puisqu’en théorie, la capacité de production varie peu d’une année à l’autre si le climat est stable. Nous reviendrons d’ailleurs sur ce point. C’est dans cet équilibre que se trouve le défi : suffisamment d’historiques pour une couverture stable, mais pas trop pour refléter le plus rapidement possible l’augmentation de la capacité de production. - Certains rendements agricoles démontrent une tendance à la hausse statistiquement significative, mais l’application de ces facteurs de tendance présente également son lot de défis : doivent-ils être appliqués à l’ensemble des producteurs ou seulement à ceux qui ont adopté les nouvelles pratiques culturales?
Les producteurs n’adhèrent pas tous aux nouvelles pratiques culturales au même rythme, ce qui place l’administrateur devant un dilemme : majorer un peu le rendement prévu de tous les participants ou augmenter davantage le rendement prévu de ceux qui changent plus rapidement leurs méthodes de production.
Dans un contexte où l’assurance-récolte serait un produit privé, la deuxième option ne ferait aucun doute, ne serait-ce que d’un point de vue de commercialisation. Cependant, dans un système public avec un seul fournisseur par province, l’administrateur n’a peut-être pas comme priorité la collecte de ses informations cruciales à l’établissement d’une couverture d’assurance personnalisée. - D’autres situations peuvent également complexifier la donne, comme l’absence d’historique d’un nouveau producteur qui peut soit reprendre l’historique de l’ancien propriétaire agricole ou se faire assigner la moyenne régionale. Les deux options peuvent mener à de la sous-assurance ou de la surassurance selon le contexte. Dans certaines situations, l’administrateur peut également appliquer des normes de crédibilité pour combiner une courte expérience avec une moyenne régionale ou provinciale.
Pour toutes ces raisons, les méthodologies de rendement prévu font l’objet d’une évaluation actuarielle à tous les cinq ans où l’actuaire émet une opinion professionnelle stipulant que la méthodologie utilisée couvre adéquatement :
- Le traitement des rendements historiques;
- Les facteurs d’actualisation de ces rendements historiques;
- La crédibilité des rendements jugés insuffisants pour évaluer la production prévue;
- La concordance entre les capacités de production et les rendements prévus, le tout en conformité avec les lignes directrices établies par le gouvernement fédéral.
Malgré que l’abordabilité financière du programme d’assurance-récolte est une composante essentielle à sa participation soutenue, l’actuaire doit s’assurer que les primes chargées sont suffisantes pour couvrir les indemnités payées sur une longue période. Donc les améliorations au programme qui modifient l’indemnisation, lesquelles sont demandées par les producteurs et approuvées par les administrateurs, requièrent que les primes soient ajustées en conséquence.
Enjeux de tarification
Comme les rendements prévus, la méthodologie de tarification fait également l’objet d’une opinion actuarielle tous les cinq ans pour confirmer que les primes sont suffisantes à long terme et que la méthodologie de tarification soit conforme aux lignes directrices du gouvernement fédéral.
« Encore une fois, l’équilibre fragile entre la stabilité de la tarification et sa capacité à s’ajuster à l’évolution du risque fait l’objet d’une surveillance soutenue. Il peut être tentant de répartir les pertes catastrophiques sur une longue période, ou sur plusieurs cultures, mais une telle approche pourrait masquer le risque inhérent à la culture des produits agricoles en question et du même coup, compromettre la capacité des producteurs à s’ajuster aux nouveaux risques. »
Parlant de nouveaux risques, les changements climatiques ont une incidence directe et immédiate sur tous les aspects du programme. Les rendements prévus sont portés à augmenter non seulement en raison des avancées en agronomie qui augmentent la résilience des plantes aux sécheresses, mais aussi en raison de l’étirement de la saison végétative qui débute plus tôt et se termine plus tard. Cela est sans compter que certains produits agricoles pourront croître dans de nouvelles régions qui, jusqu’à maintenant, n’offraient pas suffisamment de degrés-jour ou les conditions climatiques adéquates. Cette augmentation de la production prévue pourrait cependant s’accompagner d’une plus grande variabilité des rendements, ce qui aura un impact direct sur les indemnités et les primes.
L’hypothèse sous-jacente au calcul des rendements et des indemnités prévues voulant que les conditions climatiques observées dans le passé se reproduisent dans le futur doit être complètement revisitée. Agriculture et Agroalimentaire Canada s’apprête d’ailleurs à évaluer la possibilité de simuler, à partir de scénarios climatiques, les rendements agricoles et les indemnités versées et potentiellement ne plus utiliser, ou du moins en partie, les indemnités historiques.
Cette approche amène un défi qui jusqu’à tout récemment semblait insoluble – établir une fonction mathématique entre les paramètres météorologiques ci-dessous et le rendement agricole :
- L’humidité du sol au printemps après la fonte des neiges;
- Les précipitations saisonnières;
- Les degrés-jour;
- Les gels;
- La grêle;
- etc.
En simulant le climat, l’administrateur serait donc en position d’utiliser une fonction mathématique avec des paramètres météorologiques pour estimer les rendements agricoles, leur variabilité, les indemnités d’assurance et par conséquent les primes. Cette approche pourrait permettre à l’actuaire responsable de la tarification de vérifier si les pertes historiques sont encore pertinentes et sinon, opter pour une nouvelle tarification non plus déterministe, mais issue de modélisation climatique stochastique dérivée à partir de scénarios climatiques reconnus par la communauté scientifique.
Les changements climatiques pourraient donc forcer le programme d’assurance-récolte à passer de l’approche actuelle, qui consiste seulement à évaluer la résilience du programme face aux nouveaux risques climatiques, à une toute nouvelle méthodologie de tarification.
Individualisation du programme
L’augmentation des primes d’assurance-récolte, en partie causée par les changements climatiques, mais aussi par l’augmentation de la valeur des denrées agricoles provoquée par une augmentation soutenue de la demande mondiale, augmentera également la pression des administrateurs à offrir une souscription et une tarification plus individualisée et donc plus précise.
Les producteurs qui améliorent leur résilience face aux changements climatiques en utilisant des méthodes de production reconnues, comme les cultures de couverture qui améliorent le contenu organique des sols et du même coup la résistance aux sécheresses, devraient recevoir immédiatement une réduction de prime et potentiellement un rendement prévu plus élevé. Il en va de même pour les producteurs qui optent pour des variétés de pommes à période de croissance plus courte, donc moins susceptibles aux gels hâtifs et tardifs, ou encore de ceux qui prennent l’initiative de diversifier le risque de leur exploitation agricole en produisant plusieurs cultures.
Cette nouvelle souscription et tarification plus individuelle et proactive exigera cependant des administrateurs provinciaux une mise à niveau importante de leurs systèmes informatiques pour soutenir cette nouvelle collecte de donnée.
Conclusion
L’assurance agricole est un outil essentiel au maintien de la santé financière du secteur agricole et d’une souveraineté alimentaire vigoureuse. Les risques systémiques inhérents à cette industrie et ses coûts d’assurance potentiellement élevés forcent les gouvernements à favoriser le plus possible l’adhésion au programme et ce, à un coût raisonnable pour les producteurs et les contribuables.
Les actuaires pratiquant en assurance agricole sont conscients que les changements climatiques menacent le fragile équilibre entre stabilité et réactivité des rendements prévus et des primes, et que ces changements remettent en question les méthodologies de tarification utilisées présentement. L’utilisation de scénarios climatiques permettra d’innover et d’évoluer vers une tarification dynamique plus en lien avec la climatologie qu’avec les indemnités historiques.
Malgré les défis qu’ils apportent, les changements climatiques nous offrent l’opportunité d’être proactifs et reconnaître plus rapidement les pratiques culturales et les efforts de résilience des producteurs. Ils se reconnaîtront ainsi davantage dans leur couverture et leur prime d’assurance, et cette plus grande équité permettra, on l’espère, de maintenir, voire d’augmenter, la participation au programme.
Au sujet de l’auteur
Rémi Villeneuve, FICA, FSA, est l’actuaire en chef d’Agriculture et Agroalimentaire Canada et directeur de sa division de l’assurance production et de la gestion des risques.
Les opinions exprimées par l’auteur ne reflètent pas nécessairement la position d’Agriculture et Agroalimentaire Canada ni celle de l’Institut canadien des actuaires.
[1] Le programme d’assurance-récolte en Colombie-Britannique et au Nouveau-Brunswick est administré par leurs ministères de l’agriculture respectifs.