Par Yves Guérard, FICA
En prévision de la COP 26, de concert avec des entreprises, villes et institutions financières, plus de 130 des 191 parties à l’Accord de Paris ont appuyé l’objectif de la coalition mondiale zéro émission nette visant à limiter le réchauffement planétaire à 1,5 °C, une cible plus ambitieuse que le 2 °C visé initialement par l’Accord de Paris.
Toutefois, comme le montre la figure 1, le Pacte de Glasgow sur le climat n’a pas livré l’Accord de Paris 2.0 que plusieurs espéraient. Les contributions déterminées au niveau national (CDN) pour la réduction des émissions soumises lors de cette première mise à jour quinquennale obligatoire n’ont même pas atteint l’objectif de 2 °C, ce qui a laissé le monde sur une trajectoire de 2,7 °C au‑dessus du niveau préindustriel.
Le Pacte réaffirme l’objectif de maintenir le réchauffement planétaire « bien en‑deçà de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels » (paragraphe 15, section IV) et « décide de poursuivre l’action destinée à limiter l’élévation de la température à 1,5 °C (paragraphe 16, section IV), mais la réduction prévue de l’écart atteint à peine ±16 % d’ici 2030, au lieu des 45 % jugés nécessaires pour atteindre zéro émission nette d’ici 2050. La position de repli pour de nombreuses parties consiste désormais « à maintenir en vie l’objectif de 1,5 °C » en réclamant à nouveau une mise à niveau des CDN dès 2022, plutôt que d’attendre la révision quinquennale normale, ce qui intensifie la pression sur les négociations de la COP 27.
Quelques bonnes surprises, mais…
Le Pacte de Glasgow contenait quelques ajouts positifs. Le paragraphe 20, section IV [traduction][efn_note]La version française du texte final du Pacte de Glasgow n’est pas encore disponible, mais on peut trouver ici une traduction de l’avant-dernière version. Nous avons utilisé cette traduction officielle dans la mesure du possible pour cet article.[/efn_note] « Engage les Parties à accélérer …. les efforts destinés à l’abandon progressif de la production d’électricité à partir de charbon sans dispositif d’atténuation et l’élimination progressive des subventions inefficaces aux combustibles fossiles, en gardant à l’esprit qu’un appui est nécessaire en vue d’une transition juste. » C’est la première fois qu’une entente COP fait référence aux combustibles fossiles – et explicitement au charbon – plutôt qu’aux émissions génériques de gaz à effet de serre (GES). C’est une surprise en soi puisque c’était un objectif depuis la COP 15 à Copenhague en 2009.
La surprise est une nouvelle mitigée : deux qualificatifs ont été ajoutés, « non atténué » pour qualifier le charbon et « inefficaces » pour les subventions aux combustibles fossiles, tandis que l’expression « abandon progressif » a remplacé « élimination progressive », une expression plus forte. Ces changements de dernière minute, réclamés par la Chine et l’Inde, ouvrent la porte à la procrastination et à de faibles engagements.
La leçon a‑t‑elle été apprise en prévision de la COP 27?
Ces ajouts découlent d’une règle volontaire d’unanimité qui permet de proclamer un consensus de tous les signataires, sans abstention ni vote négatif. Après plusieurs décennies à espérer que les émissions de GES atteignent leur apogée, elles ne cessent d’augmenter comme le montre la figure 1 ci‑dessus.
À l’avenir, les négociateurs de la COP devraient réexaminer la règle d’unanimité qui ramène les ambitions au plus bas commun dénominateur, en faveur de décisions majoritaires en vertu desquelles la transparence aurait pour effet d’intensifier la pression des pairs sur les dissidents même si les CDN demeuraient fondées sur des engagements volontaires.
Pour l’instant, l’objectif de 1,5 °C reste en vie, mais sur papier seulement. Les actuaires peuvent attribuer une très faible probabilité à cette trajectoire!
Justice climatique
Le concept de « justice climatique », introduit au tout début du Pacte de Glasgow, est devenu un sujet chaud qui sera probablement brûlant à la COP 27. Pour comprendre ce concept, il convient d’examiner brièvement un autre concept de base : le budget carbone.
Puisque le réchauffement planétaire est imputable à l’augmentation de la concentration de dioxyde de carbone (CO2) et d’autres GES dans l’atmosphère, limiter le réchauffement à 1,5 °C ou 2 °C signifie qu’un nombre limité de tonnes de CO2 peuvent être émises. À la fin de 2019, 2 390 gigatonnes de CO2 avaient été émises et le réchauffement planétaire à l’échelle planétaire avait atteint 1,07 °C. Le budget carbone, c’est‑à‑dire le nombre maximal de tonnes pouvant être émises à partir de 2020 tout en restant compatible avec l’objectif climatique, varie selon la probabilité d’atteindre l’objectif.
Selon le rapport AR6 du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, pour une probabilité de 50 %, le budget carbone compatible avec un objectif de 1,5 °C est de 500 gigatonnes, alors que si l’objectif est de 2 °C, le budget carbone est de 1 350 gigatonnes. Pour un risque plus faible et une meilleure chance de succès, disons les deux tiers, les budgets carbone sont réduits à 400 gigatonnes et 1 150 gigatonnes respectivement. Des valeurs intermédiaires s’appliqueraient pour un objectif de 1,7 °C ou 1,8 °C.
Pour les actuaires, le chiffre important est un dérivé du budget carbone : les actifs bloqués sont la partie des réserves de combustibles fossiles qui dépassent le budget carbone et ne doivent donc pas être brûlés pour que l’objectif soit atteint. Cette exigence a une incidence sur leur valeur en tant qu’actifs!
Les pays qui ont commencé à brûler des combustibles fossiles il y a des décennies pour développer leur économie sont responsables de la majeure partie des émissions passées : la justice climatique s’entend du partage du budget carbone restant.
Les émissions actuelles d’environ 45 gigatonnes par an signifient que pour une probabilité de 50‑50 de réussir à limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C, les 500 gigatonnes seraient épuisées en moins de 11 ans et deux mois, c’est‑à‑dire au début de 2031 s’il n’y a pas de réduction, d’où un sentiment d’urgence croissant.
Pour une probabilité des deux tiers de maintenir le réchauffement sous 2 °C, l’échéancier est allongé à plus de 25 ans et six mois, soit au milieu de 2045. Dans les deux cas, la période sera plus courte si les émissions ont augmenté en 2020 et 2021.
Une prompte réduction des émissions dépenserait le budget carbone sur de plus longues périodes, ce qui explique l’appel à réduire les émissions de CO2 de 45 % d’ici 2030 pour les éliminer d’ici 2050. Cela comprend des réductions importantes pour d’autres gaz, le méthane étant un contributeur important.
Financement de l’action climatique
Les pays en développement soutiennent que les pays développés ont déjà obtenu leur part et sont en outre responsables des pertes financières et des dommages imputables aux phénomènes météorologiques extrêmes causés par le changement climatique découlant de leurs émissions passées. Bien qu’ils n’aient pas reconnu leur responsabilité pour les pertes et les dommages, les pays développés se sont engagés à appuyer financièrement l’adaptation.
Le Pacte de Glasgow presse les pays développés à au moins doubler d’ici 2025 leurs provisions collectives de financement climatique pour l’adaptation des pays en développement par rapport aux niveaux de 2019. Les pays développés ne peuvent pas cesser immédiatement de brûler des combustibles fossiles, mais ils peuvent réduire leurs propres émissions et subventionner l’utilisation de technologies meilleures et plus efficaces pour accélérer le virage des pays en développement vers les énergies renouvelables, réduisant ainsi leur dépendance au budget carbone.
Toutefois, même s’ils ont déjà reconnu la nécessité d’aider, les pays développés n’ont pas encore tenu leur engagement collectif de mobiliser 100 milliards de dollars américains par année pour financer des initiatives d’atténuation du changement climatique en 2020 au plus tard. Le paragraphe 47 de la section V du Pacte les « exhorte » à respecter d’urgence leur engagement à fournir cette aide et ce, jusqu’en 2025.
Une référence en matière d’équité
On peut estimer l’« équité » en matière d’émissions en comparant le pourcentage d’émissions mondiales d’un pays à son pourcentage de la population mondiale. Un ratio supérieur à 1 indique qu’un pays émet plus que sa juste part et vice versa.
La figure 2 illustre les disparités historiques et actuelles entre 1900 et 2018 (2018 étant la dernière année pour laquelle des données complètes sont disponibles; 2021 ne serait pas très différente).
Chaque zone du graphique est proportionnelle aux émissions cumulatives de ce pays ou groupe de pays. La hauteur de chaque zone à la verticale de 2018 indique la part de ce pays dans les 36,8 milliards de tonnes de CO2 émises en 2018 (18,8 fois les émissions de 1900, soit 4,8 tonnes par habitant). L’essentiel du CO2 a été accumulé au cours des six dernières décennies, mais à des taux différents selon les pays au cours de périodes successives.
Le graphique montre que les émissions passées de la Chine étaient faibles au départ, mais après un rattrapage au tournant du siècle, elles ont atteint 13 % des émissions cumulatives, comme le montre le tableau 1. Cela représente environ 70 % de sa juste part des émissions cumulatives, puisque le ratio de 13 % des émissions mondiales à 18,7 % de la population mondiale est de 0,7. Par ailleurs, les États‑Unis ont été un émetteur important pendant toute la période et représentent 25 % des émissions cumulatives, soit 5,8 fois leur part. L’UE (avant le Brexit) se classe mieux à 3,3 avec une part plus faible des émissions cumulatives et une population plus importante. L’Inde a démarré lentement et ses émissions sont encore faibles, si bien qu’elle affiche un ratio inférieur à la moyenne de 0,2. Étant donné que les ratios des États‑Unis et de l’UE sont supérieurs à la moyenne, il n’est pas surprenant que le reste du monde ne dépasse pas la moyenne!
Toutefois, pour les émissions actuelles (2018), on observe un net revirement : La Chine devient le plus grand émetteur, 1,8 fois les États‑Unis, mais elle compte aussi la plus grande population, ce qui maintient son ratio à 1,4. Un ratio de 3,5 pour les États‑Unis montre que le chiffre américain par habitant est 2,4 fois plus élevé que celui de la Chine! L’UE fait légèrement mieux que la Chine avec un ratio de 1,3. Les émissions de l’Inde ont augmenté ces dernières années, mais un ratio actuel de seulement 0,4 est encore bien inférieur à la parité, ce qui explique pourquoi elle peut plaider en faveur d’une plus grande souplesse dans l’utilisation du budget carbone pour soutenir son développement économique futur. La Chine peut prétendre que même si ses émissions actuelles dépassent la parité, il y a encore place à un rattrapage pour les émissions cumulatives. Les autres pays gagnent également du terrain, mais lentement, puisque leur ratio est de 0,8 contre un ratio de 0,7 sur une base cumulative. Fait plus important encore, les États-Unis et l’UE continuent d’accroître le déséquilibre de leurs émissions cumulatives en accumulant chaque année plus que leur juste part de CO2.
La bonne nouvelle, c’est que, dans l’ensemble, le tableau 2 présente des disparités plus faibles que le tableau 1, car la plupart des ratios se sont rapprochés de 1. Toutefois, le dernier groupe, « Autres », cache des disparités puisqu’il comprend tous les autres pays développés, dont beaucoup affichent des ratios supérieurs à 1, comme l’Australie, le Canada, le Japon et les pays du Golfe. Le Canada par exemple, avec seulement 0,49 % de la population mondiale en 2018, intervenait pour 2 % des émissions, et son ratio était donc de 4,1. Depuis, il s’est engagé à atteindre des émissions nettes nulles d’ici 2050 et, en juillet 2021, il a présenté un objectif de CDN plus élevé pour la COP 26 : il réduira désormais ses émissions d’au moins 40 à 45 % en deçà des niveaux de 2005 d’ici 2030, ce qui constitue une hausse par rapport à l’objectif précédent de 30 %. Les actuaires canadiens peuvent appuyer la nouvelle politique nationale sur le climat en mettant à profit leur expertise en gestion des risques pour optimiser sa mise en œuvre. Par exemple, accroître la transparence et l’exactitude de la divulgation financière liée au climat et des rapports ESG aideront les décideurs à faire des choix plus durables.
Des données erronées ne sont pas fondées sur des faits
Il existe des écarts dans les données déclarées et un déficit important a été relevé à Glasgow entre les 44,2 milliards de tonnes de CO2 déclarées par les pays et les estimations d’autres sources fiables. L’écart de 8,5 à 13,5 milliards de tonnes est important, soit plus de 30 % au plus haut point, ce qui constitue un sérieux handicap dans la recherche de la justice climatique.
Heureusement, le remède est en route puisqu’une réalisation majeure de la COP 26 a été l’achèvement des Règles de Paris (Paris Rulebook). D’ici 2024, tous les pays devront déclarer des données détaillées sur leurs émissions de GES conformément à des méthodes, modalités et procédures communes.
On s’attend à ce que le financement climatique domine les discussions à Charm el-Cheikh, car les négociations de la COP 27 devront non seulement traiter des subventions des pays développés aux pays en développement pour les mesures d’atténuation et d’adaptation comme il est mentionné ci‑dessus, mais aussi mobiliser des investissements publics et privés dans les nouvelles technologies pour développer des sources d’énergie renouvelable et financer une décarbonisation accélérée de l’économie.
Bien que les risques physiques liés au climat pour cette décennie et la prochaine demeurent largement attribuables aux émissions passées, les actuaires pourraient devoir tenir compte de leur incidence sur les décisions des investisseurs et des décideurs qui cherchent à gérer les risques de transition au moyen d’initiatives d’adaptation ou d’atténuation.
Yves Guérard, FICA, FSA, hon. FIA, Ph.D. (hc), est retraité depuis 1999, mais est demeuré actif sur la scène internationale. De 1997 à 2010, il a été secrétaire général de l’Association actuarielle internationale et il est membre de son groupe de travail sur le risque lié au climat depuis août 2019. Il représente le Canada au sein du Groupe de travail sur l’Indice actuariel climatique. De 1984 à 1990, il a siégé au Conseil économique du Canada et de 1997 à 2015, il a siégé au Groupe de conseillers principaux du vérificateur général du Canada.
Cet article reflète l’opinion de l’auteur et il ne représente pas une position officielle de l’ICA.