Par Frank Grossman, FICA
Vous avez peut-être déjà entendu le vieux dicton selon lequel un malheur n’arrive jamais seul. C’est notamment le cas lorsqu’une canicule et les infrastructures de nos grandes villes entrent en interaction. Les tempêtes de pluie peuvent être encore plus violentes en raison de décisions antérieures en matière d’urbanisme, de matériaux et de construction.
Une tempête ninja arrive en ville
Le soir du 7 août 2018, après plusieurs jours d’humidité et de températures atteignant les 34 degrés Celsius, un orage a déversé 72 millimètres de pluie sur Toronto, dont 51 millimètres dans une seule heure. Cette averse soudaine a causé des inondations dans les secteurs de l’ouest et du centre de la ville et entraîné des pertes assurées chiffrées à plus de 80 millions de dollars. Des eaux usées infectes et contaminées par des bactéries – c.-à-d. des déchets toxiques – ruisselaient dans les rues et dans le réseau de métro. On ne peut que spéculer sur la hauteur des dommages non assurés entraînés par les inondations en surface. Étant donné que les usines d’épuration de la ville étaient saturées, les débordements d’eaux pluviales se sont déversés dans les rivières qui traversent Toronto, lesquelles ont transporté ces bouillons fétides jusque dans le lac Ontario.
Cet événement météorologique extrême a été minimisé par les pluies torrentielles qui se sont abattues sur les villes de Zhengzhou et de New York à l’été 2021. Ces deux événements ont enregistré des accumulations horaires plusieurs fois supérieures à celles de l’orage torontois. La perspective d’un réchauffement climatique n’est certainement pas de bon augure. On peut s’attendre à des averses plus localisées et plus intenses, qui auront des conséquences importantes pour les collectivités urbaines et les infrastructures de celles-ci.
Reste que l’orage de Toronto présentait plusieurs caractéristiques singulières. On n’a observé aucune foudre et Environnement Canada n’a donc pas émis d’avertissement d’orage violent. Également, comme la perturbation était localisée et semblait terminer sa progression, on n’a émis aucune alerte à l’échelle de la ville. Le Toronto Star a qualifié cet orage de « tempête ninja », soit une tempête qui [traduction] « fait du sur-place, puis frappe. Une pluie incessante qui inonde une partie de la ville, mais qui en épargne une autre, puis qui disparaît aussi soudainement qu’elle est arrivée. » La ville compte des dizaines de pluviomètres officiels, mais lorsque les précipitations dépassent la capacité de ceux-ci, elles ne sont pas mesurées et donc pas enregistrées. Un météorologue de la région estime que certains secteurs du centre urbain auraient reçu jusqu’à 200 millimètres de pluie durant l’orage d’avril 2018.
L’effet d’océan brun
Les cyclones tropicaux sont essentiellement des moteurs thermiques qui s’affaiblissent habituellement après avoir touché terre. Ce phénomène est attribuable à la perte de leur source d’énergie, qui est la chaleur de l’océan. Toutefois, ces dernières années, on a inventorié une nouvelle catégorie de cyclones tropicaux intérieurs. Les événements d’intensification et de maintien des cyclones tropicaux puisent leur énergie dans les sols humides chauds plutôt que dans les mers chaudes. On a laissé entendre que l’échange thermique issu des surfaces terrestres pourrait même être comparable à celui des océans, mais pour de courtes périodes. Ainsi, dans certaines conditions, les tempêtes pourraient s’intensifier, même après avoir touché terre.
Selon le Dr Marshall Shepherd, les environnements d’« océan brun » associés aux événements d’intensification et de maintien des cyclones tropicaux comportent trois caractéristiques distinctives. D’abord, le niveau inférieur de l’atmosphère présente une chaleur et une humidité tropicales et des variations de température minimes. Deuxièmement, il doit y avoir suffisamment d’humidité dans les sols à proximité de l’orage. En dernier lieu, l’évaporation de l’humidité contenue dans les sols doit dégager une chaleur latente équivalant à l’énergie dégagée par l’océan. L’effet d’océan brun fait donc référence à la capacité des sols saturés et des zones humides à fournir suffisamment d’énergie thermique pour maintenir, et potentiellement intensifier, un cyclone tropical à noyau chaud.
Les villes et les changements climatiques
La géographie des grandes villes comporte des « îlots de chaleur » qui ont pour effet d’amplifier les risques des changements climatiques. La chaleur ambiante est habituellement générée par les véhicules motorisés et par les appareils de chauffage et de climatisation des bâtiments, mais elle est aussi absorbée du soleil par notre environnement. Ainsi, en raison de l’effet d’îlot de chaleur urbain, les canicules sont plus meurtrières pour les personnes sujettes aux maladies liées à la chaleur qui habitent dans les grandes villes que pour celles qui vivent en région. La canicule survenue à Chicago en 1995, ainsi que les effets qu’a eu sur les Parisiens et Parisiennes la canicule qui a eu lieu en Europe en 2003 en sont des exemples notables.
L’interaction entre les infrastructures urbaines et les conditions météorologiques engendre aussi d’autres risques. Pensons, par exemple, à l’écologie des stationnements. Bien que l’on soit généralement d’avis que ces derniers sont nécessaires à la vie urbaine, ils ont de toute évidence pour effet d’exacerber le problème du ruissellement des eaux pluviales en augmentant la surface imperméable d’une ville. De plus, leurs innombrables hectares de béton et d’asphalte constituent une enclume pour le soleil d’été en créant un énorme puits de chaleur urbaine, une conséquence environnementale tout aussi importante. Et lorsque des pluies tombent pendant une canicule, il y a bien sûr la menace d’une inondation, mais également celle de l’évaporation rapide et généralisée de l’humidité, et de l’échange thermique qui s’ensuit, lequel est semblable à l’effet d’océan brun.
Existe-t-il des solutions?
Il existe plusieurs mesures d’adaptation pouvant contribuer à réduire les dommages causés par les orages entraînant de fortes précipitations en zone urbaine. Près du quart de la ville de Toronto est doté d’égouts unitaires, soit des conduits uniques servant à la fois au transport des eaux usées et des eaux pluviales. L’instauration d’une taxe sur les eaux pluviales établie en fonction de la taille des surfaces asphaltées ou des toits peut présenter pour les propriétaires une incitation financière à garder sur leur propriété les eaux de ruissellement au lieu de les envoyer dans les égouts. Les jardins sur les toits et les réservoirs de stockage des eaux pluviales sont des solutions possibles à cette fin. Les recettes ainsi obtenues pourraient servir à financer l’amélioration des installations de traitement des eaux et le remplacement des égouts unitaires.
Le recours moindre au béton, à l’asphalte et à la maçonnerie, de même que la réduction de l’étalement urbain peuvent contribuer à garder les villes plus fraîches. En faisant davantage de place aux surfaces poreuses, par exemple des rigoles de drainage dans les espaces verts, il est également possible d’atténuer le ruissellement. Une autre mesure d’adaptation importante consiste à augmenter le couvert végétal urbain afin d’augmenter les zones ombragées, de rafraîchir l’air grâce à l’évapotranspiration et de contribuer à modérer l’écoulement des eaux.
L’un des défis de l’adaptation aux changements climatiques réside dans l’incertitude quant aux régimes pluviométriques régionaux au cours des années à venir. Comme l’a mentionné l’économiste britannique Lord Stern dans son étude historique de 2006, « Les changements relatifs aux régimes pluviométriques et les phénomènes météorologiques extrêmes auront sur les populations des répercussions plus graves que celles du réchauffement à lui seul. » Le risque que nous courons actuellement est celui que les gouvernements choisissent d’engloutir des milliards de dollars dans les secours et la reconstruction après une catastrophe plutôt que d’investir dans des infrastructures plus écologiques. Après tout, il est beaucoup mieux – et invariablement moins dispendieux à long terme – de prévenir plutôt que guérir.
La perspective actuarielle
La vision rétrospective qu’ont de nombreux actuaires constitue un autre défi. N’y a-t-il que ce rare scientifique actuariel qui, se faisant faiblement l’écho d’Archimède, a imploré les autres : « Donnez-moi simplement les données et j’en construirai un modèle »? À l’ère des changements climatiques, cependant, la pertinence des données historiques en général et notre capacité de nous fier à des moyennes historiques en particulier seront sans aucun doute moins importantes qu’auparavant. Il faudra de nouvelles approches en matière de collecte de données, comme en témoigne l’échec des pluviomètres de Toronto à enregistrer avec exactitude des renseignements de base.
Il est nécessaire d’acquérir une meilleure compréhension des influences interdépendantes et combinées du climat et des villes – la température, l’humidité, les infrastructures et, enfin, la population – sur les phénomènes météorologiques extrêmes en milieu urbain. Cela est d’autant plus important que de nombreuses villes s’adaptent trop lentement par rapport au rythme de l’évolution du climat. L’orage du mois d’août 2018 et ses conséquences désastreuses ont suscité ce commentaire chez un ancien conseiller municipal de Toronto : « Nous sommes dans une ville qui a été construite pour un climat qui n’existe plus ».
(Remarque à l’intention du lectorat : Une version antérieure de cet article a été publiée dans le bulletin du programme de recherche sur les catastrophes et le climat de l’institut de recherche de la SOA.)
Cet article présente l’opinion de son auteur et ne constitue pas un énoncé officiel de l’ICA.