Par Peter Gorham, FICA
Il y a une dizaine d’années, j’ai reçu un appel d’un avocat qui cherchait de l’aide pour déterminer le nombre prévu de participants et participantes dans un recours collectif. Ce recours historique remontait aux années 1940. Mon mandat consistait à établir le nombre d’enfants autochtones qui ont fréquenté l’une des nombreuses écoles entre les années 1940 et 1990. Ce nombre devait alors être réparti entre les élèves survivants et décédés à compter de 2010. Un calcul simple : déterminer le nombre d’élèves finissants de chaque école, à chaque année et appliquer les probabilités de survie.
Mais le mandat comportait trois aspects particulièrement intéressants et stimulants qui en faisaient tout sauf une tâche simple.
- Les données sur les élèves n’existaient que pour environ 40 % des années scolaires. Et certains éléments semblaient suspects.
- Les données existantes n’indiquaient que le nombre total d’élèves pendant l’année. Il n’y avait aucune information sur l’entrée et la sortie des élèves.
- Il fallait obtenir des statistiques historiques sur la survie des peuples autochtones au cours des 80 dernières années.
Depuis, mes services ont été retenus pour bien d’autres recours collectifs historiques. Plusieurs d’entre eux remontent au début des années 1900. Dans chaque cas, des statistiques manquaient – davantage pour certains. Les données existantes ne pouvaient pas être directement utilisées; elles devaient être ajustées avant de calculer le nombre réel de personnes visées. Par surcroît, des statistiques portant sur la survie des personnes visées par le recours ont dû être développées.
À prime abord, j’ai constaté que les données étaient de trop piètre qualité pour être fiables et je me suis dit qu’il serait insensé d’accepter le mandat. On me demandait essentiellement de préparer un gâteau forêt noire à partir d’un noyau de cerise et de quelques miettes de chocolat. Ne rien faire laisserait peu d’idée aux avocats des demandeurs et des défendeurs sur la taille prévue du recours. Cela compliquerait considérablement une entente de règlement – à moins que les défendeurs ne soient disposés à émettre un chèque en blanc. J’ai pensé qu’une réponse, pour peu qu’elle soit assortie d’une réserve acceptable, était préférable à l’absence de réponse.
Lacunes des données
J’ai mis à l’essai diverses techniques pour combler les lacunes des données, mais j’ai finalement conclu qu’il n’y avait rien de mieux que d’appliquer l’art actuariel – estimer les données manquantes à la main. Envisageons la séquence suivante du nombre total d’inscriptions dans une école :
Année | Inscriptions | Année | Inscriptions |
1950 | 48 | 1955 | – |
1951 | 50 | 1956 | – |
1952 | 54 | 1957 | – |
1953 | 60 | 1958 | 62 |
1954 | – | 1959 | 60 |
La plupart des techniques que j’ai essayées comblaient les données manquantes au chapitre des inscriptions jusqu’à un sommet de 75 à 80 élèves avant un recul à 62 en 1958. Mais pour une école, cela aurait signifié soit un hébergement temporaire, de l’espace inutilisé suffisant ou un important surpeuplement, ce qui aurait pu être acceptable une ou deux fois, mais de nombreuses lacunes paraissaient semblables. L’espace de classe n’est pas très élastique. J’en suis venu à la conclusion qu’il était beaucoup plus probable que les inscriptions avaient atteint un sommet d’environ 62 élèves et après avoir examiné les données, j’ai comblé les années manquantes en conséquence.
Il y avait un certain nombre de lacunes de données où l’information manquante n’était pas aussi évidente que dans l’exemple ci‑dessus. Les inscriptions ont‑elles augmenté, diminué ou sont‑elles demeurées stables? Ainsi, j’ai envisagé trois séries d’ajustements – des nombres faibles, moyens et élevés. Bien que j’aie produit des estimations à l’aide de chacun de ces ajustements, j’ai supposé qu’il était peu probable que tous les ajustements soient des valeurs faibles ou des valeurs élevées et qu’il était fort probable qu’ils soient dans la moyenne. Mais ce postulat m’a aidé à estimer une fourchette pour l’estimation finale.
Double comptage
Après avoir élaboré un ensemble de données sur les inscriptions totales pour chaque année et chaque école, je devais maintenant déterminer le nombre d’élèves uniques qui fréquentaient l’école. Il n’existait aucune information sur le nombre moyen d’années de fréquentation de l’école. (Selon mon expérience personnelle de l’école, j’aurais supposé environ 11 ans, plus ou moins deux ans. J’ai également examiné les Paiements d’expérience commune en vertu du règlement relatif aux pensionnats autochtones et j’ai déterminé que la fréquentation moyenne pour laquelle une indemnité a été versée était d’environ quatre à cinq ans. Cela a facilité ma tâche pour les questions relatives à l’inscription, mais ne m’a été d’aucun secours pour d’autres mesures où les données totales devaient être converties en personnes uniques.)
J’ai construit un modèle qui suivrait les élèves tout au long de leur parcours à l’école. Chaque école a été modélisée individuellement, car beaucoup de données détaillées ont été « perdues » lors de la fusion. J’ai établi une hypothèse pour le nombre moyen d’années de fréquentation afin de pouvoir déterminer le moment où chaque élève est arrivé et est parti. Mais les données sur le nombre total d’inscriptions pour chaque école renfermaient aussi des indices : lorsque les inscriptions totales augmentaient, il y avait probablement une hausse des nouvelles inscriptions; lorsqu’elles diminuaient, un plus grand nombre d’élèves quittaient.
À l’aide du modèle, j’ai pu mettre à l’essai diverses hypothèses pour la durée moyenne de fréquentation – de deux à 12 ans. Certaines de ces valeurs ont produit des résultats insensés, comme des inscriptions négatives ou des départs négatifs. Quelques‑unes des valeurs ont produit des résultats raisonnables. Ce sont elles que j’ai utilisées1.
La construction de ces modèles a été particulièrement difficile, mais fascinante. Le risque d’erreur était élevé. Créer quelque chose d’utile à partir de miettes d’informations disponibles est très gratifiant.
Survivants et survivantes
La plupart de ces dossiers de recours collectif ont impliqué des personnes autochtones et quelques‑uns visaient des personnes non‑autochtones. Il est clair que la mortalité de la population est des plus pertinentes. Et compte tenu de la période en cause, il était nécessaire de tenir compte de la mortalité historique. J’ai examiné deux sources : la Base de données sur la longévité de l’Université McGill et les Tables de mortalité du Canada publiées par Statistique Canada. La Base de données sur la longévité est l’endroit le plus facile pour obtenir des décennies d’information sur la population et la mortalité au Canada et dans de nombreux autres pays. Mais les tribunaux et les avocats connaissent bien les actuaires qui utilisent les tables de mortalité du Canada. Après de nombreuses recherches, j’ai pu trouver des données de Statistique Canada sur la mortalité datant de 1831; alors, c’est ce que j’ai utilisé.
Sous l’angle de l’importance relative, il n’était pas nécessaire de remonter à 1940, mais du point de vue général et de l’acceptation par des non‑actuaires, il était juste de remonter à 1910 au moins. À partir de ces tables chronologiques, j’ai construit une série de tables de mortalité par cohorte pour chaque année de naissance, de 1900 à 2020. J’ai inclus des projections de mortalité à l’aide de l’échelle de mortalité B des retraités canadiens (ce qui s’est avéré utile puisque, dans quelques cas, on m’a demandé d’estimer le nombre de décès prévus au cours des cinq ou 10 prochaines années).
La mortalité des peuples autochtones est beaucoup plus élevée que celle de tous les Canadiens et Canadiennes. Quelques études m’ont permis d’estimer l’espérance de vie ou les multiples de mortalité pour les Premières Nations, les Métis et les Inuits, mais ces estimations ne portaient que sur les périodes récentes2 – et ont débouché sur des conclusions différentes. J’ai été renversé par les multiples de mortalité. Dans l’ensemble, l’espérance de vie des membres des Premières nations est de 71 ans, comparativement à 79 ans pour l’ensemble des Canadiens et Canadiennes (dans les années 1970, l’écart à ce chapitre était de 10 à 11 ans)3. Les multiples de mortalité à appliquer aux Tables de mortalité du Canada de 1 à 65 ans varient de 150 % à 360 % pour les hommes et de 150 % à 430 % pour les femmes.
Quoiqu’il en soit, j’ai maintenant un ensemble de tables de mortalité par cohorte pour les Premières Nations et les Inuits de 1900 à 2022. Et les données pour remonter à 1831 si jamais c’était nécessaire!4
Conclusion
J’ai élaboré une fourchette pour l’estimation de la taille du recours par une autre application de l’art actuariel. En raison des lacunes au niveau des données et d’autres problèmes de qualité que j’ai rencontrés, je n’étais pas à l’aise d’utiliser une analyse statistique pour établir une fourchette. Je croyais également que la fourchette résultante serait de zéro à un million – beaucoup trop grande pour avoir quelque valeur que ce soit. J’ai modifié toutes les hypothèses et j’ai créé un tableau de sensibilité des résultats. Cela m’a amené à choisir deux fourchettes – une grande fourchette que j’estimais suffisante dans presque tous les cas et une plus petite fourchette que je croyais plus probable.
Mais les avocats veulent un seul nombre. Si je ne leur en avais pas fourni un, ils auraient été susceptibles de choisir une valeur moyenne. J’ai donc exécuté le modèle avec les hypothèses de meilleure estimation dont je disposais et j’ai utilisé ce résultat. Les résultats ne se situaient pas toujours au milieu des fourchettes que j’ai fournies. J’étais presque certain que les avocats se concentreraient sur l’estimation ponctuelle. Par conséquent, j’ai pris soin de formuler les résultats de manière à ce qu’ils sachent rédiger un plan de dédommagement prévoyant un nombre plus élevé ou moins élevé de participants et participantes du groupe que l’estimation ponctuelle, ainsi que le nombre total de participants et participantes du groupe qui se situaient en dehors des fourchettes que j’ai fournies.
« Qu’en est‑il d’une provision pour écarts défavorables (PED)? », vous entends‑je crier. Dans la plupart de ces cas, je ne sais pas clairement si une PED nécessiterait une augmentation ou une diminution de l’estimation. Si l’estimation est erronée, qui gagne, les demandeurs ou les défendeurs? Pour éviter tout préjugé involontaire, je n’ai jamais posé la question. J’ai essayé de présenter une meilleure estimation ainsi qu’une fourchette qui comprendrait probablement la taille réelle du recours. Essentiellement, la fourchette est ma PED.
Il faudra peut-être compter quelques années avant d’obtenir une preuve du travail. Seulement trois des dossiers ont atteint le délai de dépôt des demandes. Dans les trois cas, le nombre de demandeurs se situe dans la plus petite des deux fourchettes fournies. Je me croise les doigts5 que ce sera la situation à l’avenir.
Je tiens à reconnaître la Journée nationale de la vérité et de la réconciliation ainsi que la Journée du chandail orange, qui aura lieu le 30 septembre. La journée rend hommage aux enfants qui ont fréquenté un pensionnat, aux enfants qui ne sont jamais rentrés à la maison, et aux enfants qui ont survécu, leurs familles et leurs communautés. Le chandail orange est un symbole de la dépossession de la culture, de la liberté et de l’estime de soi dont ont été victimes les enfants autochtones au cours des générations. La population canadienne est encouragée à porter de l’orange pour rendre hommage aux survivants et survivantes des pensionnats. Chaque enfant compte.
Le présent article reflète l’opinion de l’auteur et il ne représente pas une déclaration officielle de l’ICA.
[1] Juste pour ne pas vous laisser dans le flou, pour le mandat scolaire, le modèle a fini par me laisser croire qu’une fréquentation moyenne de quatre à sept ans était raisonnable.
[2] Pour les besoins de mon mandat, le terme « récent » s’entend des 30 à 50 dernières années.
[3] L’espérance de vie des Inuits est encore plus faible; elle se situe à environ 55 à 65 ans.
[4] Toutefois, je n’ai aucune confiance dans les multiples pour les peuples autochtones avant 1960 environ en raison de l’absence de données pertinentes. Pour le travail que j’ai effectué, j’ai testé divers multiples et déterminé que les multiples antérieurs à 1960 ne sont pas importants pour les résultats.
[5] Une technique actuarielle potentiellement sous‑utilisée.