Par Jing Lang, FICA
Un jour de canicule en août 2012, Donald Blue, FICA a reçu un appel téléphonique qui allait transformer le reste de sa vie professionnelle à jamais. À 61 ans tout juste, il ne pensait pas que son travail pourrait encore le surprendre, mais quand le recruteur au bout du fil lui a brossé le portrait d’un client dans le pétrin, il a été intrigué. « L’occasion vous intéresse-t-elle? », lui a demandé le recruteur. Aussitôt que Don a entendu le nom du client, il a accepté. Il avait en fait encore envie de relever un défi.
Ce qui attendait Don
Six semaines après le coup de téléphone, Don s’est présenté au 200, Front Street West en qualité de vice-président et actuaire en chef de la Commission de la sécurité professionnelle et de l’assurance contre les accidents du travail (la « WSIB »), un organisme public ontarien qui fournit des indemnités pour perte de gains, une assurance maladie et d’autres protections aux travailleurs atteints d’une blessure ou d’une maladie causée par le travail. À l’instar des autres commissions des accidents du travail d’autres provinces et territoires du Canada, la WSIB ne reçoit aucun financement public. Elle s’appuie exclusivement sur les cotisations des employeurs et ses propres revenus de placements; en revanche, contrairement aux autres commissions du pays, elle n’a jamais été entièrement financée… ni près de l’être.
La WSIB traîne en effet un passif non provisionné (PNP)<fn>Le passif non provisionné (PNP) s’entend de la différence positive entre le passif et l’actif; si l’actif dépasse le passif, on parle plutôt d’excédent de capitalisation.</fn> depuis sa fondation en 1914. Le déficit se creuse implacablement depuis un siècle en grande partie parce que la Loi sur les accidents du travail de 1914 n’a jamais prescrit à la Commission de se financer entièrement, pas plus que la Loi de 1997 sur la sécurité professionnelle et l’assurance contre les accidents du travail, parce que le gouvernement a institué de nouvelles protections au fil des années sans jamais lui permettre de majorer les primes pour les couvrir, et parce que la WSIB n’a jamais eu la capacité d’évaluer ses risques correctement. En 2011 – un an avant l’entrée en poste de Don –, le PNP avait atteint la somme effarante de 14,2 milliards de dollars canadiens<fn>Énoncé économique 2015.</fn> (contre 2 milliards en 1983<fn>Rapport Un financement équitable.</fn>), pour un ratio de financement d’à peine plus de 50 %, des chiffres qui ont ébranlé la confiance des décideurs politiques, des employeurs et des travailleurs.
Heureusement, des changements de politique étaient prévus. Dans son rapport annuel de 2009, le vérificateur général de l’Ontario a exprimé ses craintes quant à l’incapacité à remplir ses engagements qui guettait la WSIB, et a imposé à celle-ci une autre approche de gestion de son PNP. Ensuite, en 2012, l’Ontario a adopté une loi sommant la Commission de se financer à 100 % pour la fin de 2027, ainsi qu’à 60 % et 80 % pour la fin de 2017 et de 2022, respectivement. Un nouveau directeur général, David Marshall, a aussi pris les rênes de la WSIB en janvier 2010 et a fait de la réduction PNP une priorité. Ainsi, quand l’actuaire en chef d’alors a pris sa retraite, David savait quelles qualités étaient requises pour ce poste d’importance capitale. C’est dans ce contexte que Don est arrivé à la WSIB.
Des taux transparents
En tant qu’actuaire en chef, Don portait trois grandes responsabilités : l’évaluation du passif lié aux indemnisations, la tarification pour la prochaine année de cotisation et le calcul des coûts associés aux modifications du régime. Le dossier le plus épineux était celui de la tarification, c’est-à-dire de l’établissement des taux de prime, car il fallait l’établir à la fois sur le plan systémique, qui couvre l’intégralité des employés mentionnés à l’annexe 1<fn>Les employeurs mentionnés à l’annexe 1 sont assurés par un système de « responsabilité collective » et sont tenus de cotiser à la caisse d’assurance de la WSIB. Les employeurs mentionnés à l’annexe 2 sont « autoassurés » et n’ont pas à cotiser. Le système d’assurance ne s’applique pas aux employeurs de l’annexe 2 ni à leurs employés.</fn>, et sur le plan des employeurs, qui concerne l’expérience individuelle de chacun d’entre eux.
Quand Don a commencé en octobre 2012, les taux de prime de 2013 avaient déjà été approuvés. Il travaillait donc sur le tarif pour 2014.
« Les taux de cotisation d’alors étaient très élevés, si bien qu’on aurait pu croire qu’il existait une marge amplement suffisante pour combler le passif non provisionné, ce n’était pas nécessairement le cas, relate Don. À l’époque, les derniers résultats n’étaient pas bons, mais on pouvait voir des signes de revirement. Je pense que les employeurs étaient prêts à nous aider en cotisant plus que ce qu’ils considéraient comme leur dû, tant qu’ils avaient l’assurance que nous avancions dans la bonne direction. »
Pour gagner leur confiance, Don voulait se montrer plus transparent sur ce que le nouveau taux incluait. Dans le manuel des taux de prime de chaque année, le taux de prime s’exprime comme la somme de trois composantes : le coût des nouvelles demandes (coût à vie estimé pour l’ensemble des nouvelles indemnisations de l’année de prime en question), le coût des demandes passées (frais explicites pour rembourser le PNP) et les frais généraux. Don voulait ajouter une marge dans le coût des nouvelles demandes pour tenir compte de la tendance et des éventuelles fluctuations. Il s’agissait d’une tâche d’une ampleur considérable pour la quarantaine d’employés des Services d’actuariat de la WSIB, dont les calculs tenaient compte des quelque 300 000 lieux de travail de l’Ontario; malgré tout, Don était persuadé que s’il voulait conserver le soutien fidèle des groupes d’employeurs, les taux devaient être le plus transparent possible.
En effet, comme les cotisations des employeurs étaient la seule source de revenus de la Commission, mis à part le rendement des actifs investis, leur soutien était indispensable pour redresser les finances de la Commission en vue de sa recapitalisation. Dans son premier Énoncé économique, publié en 2015, la WSIB a affiché un PNP réduit presque de moitié par rapport au sommet de 2011 (14,2 milliards de dollars). Selon elle, ce résultat s’expliquait par quatre facteurs : les investissements dans la sécurité professionnelle; les efforts particuliers consacrés au rétablissement et à la gestion active des activités de retour au travail; la gestion prudente et la diversification des placements; et, bien sûr, les cotisations des employeurs.
Le revirement
En 2016, alors que Don et son équipe se préparaient à établir les taux pour 2017, Don a constaté que la situation continuait à s’améliorer (probablement grâce à l’effet boule de neige des lieux de travail plus sécuritaires et des retombées des retours au travail). « Je commençais à croire que nous n’avions pas besoin d’autant de marge dans la composante du coût des nouvelles demandes », confie-t-il.
Dans cette optique, la WSIB a commencé à réduire ses taux chaque année. « Nous avons d’abord réduit le coût des nouvelles demandes parce que l’expérience s’améliorait, puis nous avons réduit les marges. Elles étaient d’environ 20 % à l’origine, il me semble, après quoi nous avons estimé qu’elles n’avaient pas à être aussi élevées, à moins d’une détérioration des tendances. »
Au deuxième trimestre de 2018, le nouveau taux moyen des primes pour 2019 semblait se diriger vers 1,65 $ (par 100 $ de revenu assurable), ce qui représentait une diminution de 30 % par rapport à l’année précédente (2,35 $) et de 33 % par rapport à l’année d’entrée en fonction de Don. Le même trimestre, la WSIB a annoncé qu’elle était entièrement financée, près de 10 ans avant la date butoir réglementaire.
Des années plus tard, Don revient sur ce qui l’a décidé à se joindre à la WSIB à ce moment critique :
« J’ai d’abord pensé que ce serait vraiment intéressant, sur le plan professionnel, de savoir comment un organisme de cette envergure pouvait être sous-financé à ce point. Je me suis aussi dit, et c’est le plus important, que ce serait super de pouvoir contribuer d’une manière dont nous, les actuaires, avons rarement l’occasion de le faire, en participant au remboursement de ce passif non provisionné. »
« Je ne pensais pas parvenir à l’éliminer complètement pendant que j’étais en poste. Il s’agissait d’un déficit de 14 milliards de dollars; personne, à la WSIB, n’imaginait qu’il serait remboursé en 6 ou 7 ans. Nous pensions qu’il faudrait beaucoup plus de temps. En fin de compte, c’est tout le temps qu’il a fallu, ce qui nous a étonnés. »
Après un moment de réflexion, Don ajoute encore : « Si cela m’a bien appris une chose, c’est le pouvoir qu’a une organisation résolue. Du président aux employés, tout le monde montrait sa volonté d’éliminer le passif non provisionné. Toutes les divisions de l’organisme y mettaient du leur. Nous avons redressé des normes d’indemnisation jugées déficientes, amélioré nos activités de retour au travail, amoindri le taux de blessures… Le conseil a accepté les taux que j’ai proposés, les employeurs nous ont soutenus, nos placements étaient toujours très rentables… Ce fut très gratifiant de pouvoir contribuer à ce projet. »
Surmonter l’adversité
Si Don a accepté volontiers de faire face au défi de la WSIB, ce n’est pas le premier vent contraire qu’il a bravé au cours de sa carrière. En septembre 1993, il a rejoint les rangs de la Croix bleue de l’Ontario en période de profonde restructuration. Un an plus tard, une multinationale américaine d’assurances IARD a acheté l’organisme.
« Ils ne connaissaient pas notre secteur d’activité, mais comme ils avaient confiance en leur connaissance des assurances et en leurs gestionnaires, ils pensaient être en mesure de nous diriger malgré tout, explique Don. Ils ont tôt fait de s’apercevoir qu’ils s’étaient royalement trompés, et ont alors engagé des gens qui avaient de l’expérience dans le milieu. Toutefois, à mon avis, ces personnes étaient peut-être mal choisies pour les postes qu’elles occupaient, et cela n’a pas marché non plus. » Il s’ensuivit plusieurs années de stress et de désordre durant lesquelles beaucoup ont abandonné le navire, volontairement ou non, et la survie de l’organisation était tout sauf certaine.
Finalement, la société mère a confié le poste de directeur général à quelqu’un de dûment qualifié et expérimenté. Après la réparation des pots cassés et la mise en place d’une stratégie, il a été décidé que l’organisation, renommée Liberty Health, allait se réorienter vers les assurances collectives (vie et invalidité à long terme). Ce type d’assurances était justement la spécialité de Don, qui avait alors près de 25 ans d’expérience dans le domaine.
« J’en savais long en matière d’assurance invalidité à long terme, précise Don. Mon expérience et mon savoir pouvaient être très utiles à l’organisation, ce que j’ai su démontrer, tout en tirant des leçons de la situation. »
En repensant à ces années mouvementées, Don se souvient qu’il a appris que la confiance est probablement la clé par excellence de la longévité d’un lieu de travail. « Il faut aimer ses collègues et leur faire confiance, et l’organisation doit montrer qu’elle fait tout ce qu’elle peut pour réaliser l’idéal qu’elle promeut. Si l’on n’aime pas ses collègues, ou son patron, ou qu’on ne lui fait pas confiance, ou si l’on constate que la conduite collective de l’organisation va directement à l’encontre de ce qu’elle prétend faire, il y a de quoi se poser des questions, je crois. Au contraire, mes collègues de l’époque, ceux qui sont restés comme moi, sont à mes yeux devenus les pierres angulaires de l’organisation. »
Connais-toi toi-même
Don a commencé sa carrière comme actuaire en 1974 à Croix bleue du Québec, et l’a terminé comme actuaire en chef à la WSIB en 2021 (après un an de transition avec son successeur, Yun Kang). C’est près d’un demi-siècle d’apprentissages à transmettre.
Primo, il a appris à accepter qu’il n’est pas du genre à se la couler douce. Il nous explique en ricanant :
« Premièrement, contrairement aux gens détendus, je bégaye. Deuxièmement, mon débit oral habituel est assez rapide. J’essaie de ralentir quand j’y pense pour communiquer plus clairement, mais autrement, je parle vite, ce qui empire le bégaiement. On dirait qu’il y a toujours un écart entre la vitesse de pensée et la capacité à la verbaliser en temps réel. Et plus on s’efforce de la verbaliser, plus l’écart s’élargit. »
Cette non-détente s’applique d’ailleurs au travail avec son équipe. Quand Don a des questions sur des documents examinés en équipe, il les pose immédiatement. Il attribue ce trait de personnalité à son niveau d’énergie inné et à sa concentration au travail. Son équipe serait d’accord. Don raconte qu’une fois, à la fin de la trentaine, il a dit à son équipe qu’il pensait avoir un style de gestion assez décontracté. « Ils ont tous commencé à sourire en se regardant entre eux, à secouer la tête et à dire non. Ce n’était pas par méchanceté, ils m’aimaient et je les aimais. C’était une équipe formidable et j’adorais travailler avec elle. Ce qu’ils voulaient dire, c’est que j’étais tout sauf relax. »
Secundo, Don accorde une importance prodigieuse à la responsabilité de s’autogérer. En pratique, au travail, cela se traduit par le développement de la capacité à observer son propre niveau d’engagement. « Si vous vous ennuyez au travail, vous devez changer d’emploi. À l’inverse, si votre travail n’est plus stimulant, vous deviendrez inévitablement moins attentif et commencerez alors à faire des erreurs. »
Tertio, Don est convaincu qu’il n’y a rien de mieux que de sortir de sa zone de confort. Pour ce qui est de travailler avec différents styles de personnes, il avance : « On peut se sentir plus à l’aise de travailler avec certaines personnes. Cela ne veut pas dire qu’il faut toujours chercher à travailler avec elles. Parfois, les gens avec lesquels on est moins à l’aise nous conduisent davantage à nous dépasser. Ils peuvent nous obliger à considérer notre travail sous un autre angle, ou à expliquer ce qu’on fait d’une autre manière; dans tous les cas, ce sont des exercices de perfectionnement importants. »
Dernière leçon et non la moindre : Don s’est aperçu qu’il aime que les autres aient des attentes à son égard, qu’il veut des emplois qui le mettent au défi, qui l’amènent à se dépasser, qui lui donnent des occasions d’apprendre. À 71 ans, il se souvient encore clairement du coup de téléphone du recruteur 10 ans plus tôt. Il pouvait entendre son propre cœur battre en attendant que le recruteur, qui souffrait un martyre à force d’hésiter, se décide enfin à lui révéler le nom de son client. Don l’avait déjà deviné, mais il voulait l’entendre de la bouche du recruteur. Et aussitôt le nom confirmé, Don savait qu’il voulait l’emploi. Il s’agissait certes d’un poste à haute visibilité, « mais malgré la pression associée, il est gratifiant de se sentir valorisé, de savoir que les gens croient en l’importance de ce que l’on fait. »
Cet article reflète l’opinion de l’autrice et ne représente pas la position officielle de l’ICA.